SUITE DES MALHEURS DE FELTON
-Tu as faim, l'oiseau?
Brok ôta le chaperon du faucon perché sur son gant et lui caressa le crâne en roucoulant. Révolté par ce spectacle, Felton songea néanmoins que les plumes de l'oiseau auraient été du plus bel effet sur un chapeau. Cet après-midi l'avait profondément écœuré. Il s'était rendu chez Brok afin de discuter des affaires du royaume, non pour prendre part à sa chasse. Mais messire Brok avait insisté. Non qu'il accordât beaucoup de prix à la compagnie de Felton, mais celui-ci constituait une cible de choix pour les brutes qu'il avait réunies autour de lui. En effet, si le gibier avait été rare, les plaisanteries n'avaient cessé de fuser. Et juste comme il abordait enfin l'affaire qui le préoccupait, Brok l'avait interrompu afin de cajoler ce démon emplumé.
-... Il en disparaît chaque jour de nouveaux, messire Brok, reprit Felton. Plus d'une centaine, rien que dans mon village. Le roi souhaite que vous meniez une enquête.
-Pourquoi serait-ce à moi de retrouver vos brebis égarées, Felton? marmonna Brok en soufflant des baisers au faucon qui tirait les poils de sa barbe.
-Il ne s'agit pas que de moi, grommela Felton. Tous les villages sont concernés.
-Pas le mien.
-Néanmoins, Einon m'a chargé de vous en informer...
-C'est fait. À présent, silence! le coupa Brok. Ne vous inquiétez pas, Felton. Nous retrouverons vos fuyards... Va, ma beauté!
Avec une jubilation sanguinaire, Brok regarda l'oiseau prendre son essor et se lancer à la poursuite d'un corbeau. Comme il atteignait sa proie, une flèche se ficha dans sa gorge et il tomba comme une pierre.
-Quel coup splendide! s'exclama Felton.
-Imbécile! grommela Brok en lui jetant un regard noir.
Poussant un cri rageur, il cravacha son cheval et s'enfonça dans la forêt où l'oiseau était tombé, suivi par toute sa troupe. Felton jugea plus sage d'en faire autant.
La pierre frappa l'épaule du mannequin de paille, délogeant le corbeau qui s'y était perché. Hewe lui lança une autre pierre pour faire bonne mesure, mais il était déjà hors d'atteinte.
-À toi, moine, annonça Hewe du bout des lèvres.
Gilbert entendit pouffer derrière lui. Il dirigea son attention sur le mannequin de paille à l'autre bout de la clairière. Comme il paraissait loin! Il se mit en position et encocha une flèche, tentant de se rappeler les instructions qu'Hewe lui avait aboyées quelques secondes plus tôt.
Il aurait dû être parfaitement heureux, car la rébellion allait bon train. Depuis que la rumeur d'une armée secrète avait couru dans tout le pays, les volontaires n'avaient cessé d'affluer avec leurs familles. Les prairies autour du village s'étaient couvertes de tentes et d'abris de fortune. Bowen avait eu vite fait de mettre au pas cette troupe hétéroclite et désorganisée. Chaque homme était rattaché à une unité et devait effectuer des tâches d'intérêt général -telles que ravitailler le camp ou fabriquer des armes - en dehors de ses périodes d'entraînement. Les femmes et les enfants eux-mêmes aidaient à confectionner des flèches et à collecter les métaux, qui, une fois fondus, serviraient à façonner des épées et des pointes de lances.
Quant à Gilbert, il faisait office d'historien, de scribe et de guide spirituel. Il aidait Bowen à dresser des cartes, des plans de batailles et tenait le rôle à jour. Il soutenait le moral parfois vacillant des troupes à grand renfort d'éloquence et de sermons électrisants. La nuit, quand la prairie se couvrait de dizaines de feux de camp, seul en tête-à-tête avec sa muse, il trouvait encore l'énergie de célébrer sur un parchemin la glorieuse épopée à laquelle il lui était donné de participer.
S'il ne ménageait pas ses remerciements et ses louanges au Très-Haut, il rêvait en secret de jouer un rôle plus actif dans l'aventure. Eu égard à son habit, Bowen avait voulu le dispenser de l'entraînement, mais Gilbert avait refusé et s'en était expliqué dans une strophe:
« Le ciel est à portée de main
Les rêves sont faits pour qu'on les vive
L'homme conquiert son lendemain
Quand Dieu soutient son bras chétif. »
Mais s'il ne ménageait pas ses efforts, jusqu'ici, le résultat de son entraînement l'avait déçu. Il avait renoncé au bâton, sa dextérité restant en deçà de sa compréhension de l'exercice. Il s'était avéré aussi inefficace avec une lance ou une massue entre les mains. À l'épée, il s'était également montré médiocre. Il commençait à craindre que son rôle dans la future bataille ne s'arrête à bénir les combattants et à enterrer les morts.
Son dernier espoir résidait dans le tir à l'arc. Là, au moins, on pouvait rester caché derrière un arbre ou un rocher et prendre la mesure de la situation avant de passer à l'action, sans qu'un adversaire vous harcèle et vienne saper votre tactique.
Il avait accompagné Hewe et ses compagnons dans la forêt pour prendre part à l'entraînement. La fraîcheur et le silence du lieu contrastaient agréablement avec la chaleur de la forge, les coups frappés sur le métal et le brouhaha de voix dont résonnait le village.
-Place ta main plus haut, à moins que tu ne vises les hérissons!
Le ton condescendant d'Hewe troublait autant Gilbert que les croassements du corbeau fugitif. Comme il tendait avec précaution la corde de son arc, il entendit les autres ricaner dans son dos. Il concentra son attention sur la cible.
-Tu ne vises pas du bon œil, bougonna Hewe.
Gilbert le soupçonna d'en rajouter pour épater la galerie.
-Ça t'est plus facile qu'à moi, railla-t-il en priant le Seigneur de lui pardonner cette saillie si peu charitable.
Hewe le foudroya de son œil unique et reprit avec une lenteur délibérée, comme s'il s'adressait à un demeuré:
-Vise avec ta flèche et ôte tes doigts de l'empenne! Quand tu voudras...
En soupirant, Gilbert se conforma à ses instructions. Vu dans le prolongement de la flèche, le mannequin lui apparut plus large et moins éloigné qu'il ne l'avait cru. Il tira... Tchak! La flèche atteignit l'homme de paille en plein cœur. Gilbert poussa un cri de surprise ravie et se retourna vers les paysans bouche bée. Trev - un gaillard guère plus haut que son arc - émit un sifflement admiratif qui lui valut un coup d'œil furieux d'Hewe.
-La chance des débutants... Recommence!
Gilbert encocha une nouvelle flèche, respectant à la lettre les recommandations d'Hewe, et tira. Cette fois, le trait se planta entre les yeux du mannequin.
-Un talent naturel, opina Trev.
-Ferme ça, grogna Hewe en l'écartant d'une bourrade.
Il arracha l'arc des mains de Gilbert et l'examina d'un œil suspicieux.
-Ça me plaît! s'exclama Gilbert. Et toi qui disais que c'était difficile...
-Recommence, glapit Hewe en lui jetant son arc.
Gilbert ne demandait pas mieux. La corde de l'arc vibra gaiement, décochant une nouvelle flèche qui alla se planter dans le bas-ventre du mannequin. Un tressaillement parcourut l'assistance.
-Quand je vous dis que c'est un talent naturel! répéta Trev.
-Autre chose? demanda Gilbert à Hewe.
L'Ours dirigea son œil unique vers le ciel où le corbeau décrivait des cercles en poussant des cris moqueurs.
-Une cible mouvante, dit-il avec un sourire en coin. Ce sacré corbeau...
Les paysans, estomaqués, poussèrent des « oh! » et des « ah! » mais Gilbert, mis en confiance, releva le défi sans hésiter. Comme sa flèche fendait l'air, un second oiseau apparut, visant également le corbeau. Avec un cri perçant, une des deux créatures ailées plongea vers le sol, la gorge traversée d'une flèche. Gilbert se précipita afin de récupérer sa proie.
-Regardez! C'est un faucon!
Le moine revint en courant, agitant fièrement la flèche et le faucon empalé dessus.
-Tu visais le corbeau, lui rappela Hewe.
-Il l'aurait eu, si ce faucon ne s'était pas interposé, intervint Trev.
-Toi, on ne t'a rien demandé, le rembarra Hewe.
La discussion fut alors interrompue par l'irruption de la troupe des chasseurs dans la clairière. Gilbert dissimula vivement le faucon derrière son dos.
-Lequel d'entre vous a tué mon fau...?
Dédaignant d'achever sa phrase, le chevalier désigna l'épée qu'Hewe serrait dans son poing:
-Ce chien a une épée?
-Ils en ont tous, messire Brok, précisa un gandin en qui Gilbert reconnut lord Felton.
Felton s'approcha d'Hewe et le toisa avec mépris du haut de son cheval:
-Seuls les chevaliers ont le droit de porter l'épée. Où as-tu volé celle-ci?
-Je l'ai fabriquée, rétorqua sèchement Hewe.
Sans se formaliser de ce manquement à l'étiquette, Felton partit d'un grand rire, bientôt imité par ses compagnons à l'exception de Brok.
-J'aimerais voir ce chef-d'œuvre de plus près. Donne-la-moi, commanda Felton en tendant la main.
Hewe s'inclina, brusquement tout sourires:
-Avec plaisir, messire.
D'un geste vif, il tira l'épée de son fourreau et l'abattit sur la main de Felton, la tranchant net.
-Votre curiosité est satisfaite?
Felton baissa les yeux vers son poignet d'où le sang giclait à gros bouillons et glissa de sa selle, sous le regard incrédule de ses compagnons.
-Maintenant, essaie un peu de mettre tes sales pattes sur notre bien! gronda Hewe.
La réaction ne se fit pas attendre: voyant une dizaine d'épées se tendre vers eux, Gilbert se demanda avec inquiétude si Hewe avait bien calculé les risques. - Fuyez! cria l'Ours à ses hommes. Gilbert ne se le fit pas dire deux fois.